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Quarante ans d’édition en France. Épisode 7. Cent et une manières de « faire des livres » (1)

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Nous avons hier suspendu notre propos sur les termes de bataille et d’indépendance. Vous souvenez-vous du roman que Mathias Enard publia en 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ? Dans l’histoire que nous relatons, les couronnes ne sont plus sur les têtes des rois, les grands propriétaires n’ont pas plus de haut-de-forme, et quelques éléphants vont se faire la guerre, sans avoir besoin d’un prince assassiné, comme à Sarajevo en 1914. L’exercice de la conquête se fait dans le silence. En cette fin des années 1970, comment et par quelle ignorance de processus économiques déjà en cours ne voit-on rien venir des batailles que vont très vite se livrer groupes et maisons d’édition pour évoluer dans ce qui désormais ne s’appellera plus que le « marché du livre » ? C’est la question industrielle, celle de la distribution qui a déjà déclenché les hostilités, qui va occuper les dix ans à venir. Et c’est en suivant qu’on assistera à une bataille financière entre « premiers de cordée ». Il fallait une machine de guerre pour diriger cela, ce fut Hachette. Jusqu’en 1972, la distribution des livres est presque monopolistique. Hachette va perdre, provisoirement, cette place industrielle essentielle, mais va reconquérir son espace de domination à travers la modernisation de ses équipements et la croissance externe, en absorbant des maisons en difficulté. Et cela jusqu’à vouloir « avaler » en 2003 le deuxième groupe français, Vivendi U.P., en voie de liquidation et recherche de repreneurs. Mais il est trop tôt pour cette histoire, on lira une autre fois son dénouement par la Commission européenne…Retour en 1972.

Cette date est doublement importante, pour Gallimard et pour l’ensemble des autres maisons. Dans le courant de l’année 1971, Gallimard créé sa propre collection de poche, Folio, retirant à la marque « Livre de Poche » d’Hachette les droits de grandes ventes, telles que Camus, Gide, Sartre, Malraux, Céline, Saint-Exupéry, et autres voix importantes du siècle. De surcroît, la maison « à la blanche » prévoit pour le mois de janvier 1972 de s’émanciper du premier groupe d’édition, en quittant la distribution Hachette, et en édifiant son outil industriel, la Sodis. Ce souci d’indépendance est prolongé par l’ouverture de cette distribution à d’autres éditeurs, indépendants pour la plupart, et par la création d’une structure de diffusion ad-hoc en direction des libraires. Il faut rappeler que la vente des livres est alors assurée par la seule librairie, les grandes surfaces ne s’intéressant pas au secteur des (pas encore) « produits culturels », pas plus que la Fnac, alors spécialiste dans la distribution de la photo et la hi-fi. La diffusion des livres, c’est la mission de représentants, majoritairement « vieille école », un héritage des Trente Glorieuses ! L’augmentation progressive du nombre des titres publiés chaque année va entraîner une réflexion sur les besoins en informations des libraires et sur les notions de diffusion. Si Gallimard maîtrise déjà la sienne pour sa propre production, le CDE, que crée en 1974 Claude Gallimard pour ses filiales Denoel et le Mercure de France, va prendre en charge les nouveautés et le fond des éditions de Minuit, des éditions François Maspero, de Galilée (maison créée en 1972 autour de Derrida), des éditions des Femmes (fondées en 1974 par des militantes du MLF), de Champ Libre (fondée par Gérard Lebovici et Gérard Guégan, et inspirées par Guy Debord et le situationnisme), et de L’âge d’homme à Lausanne.

On saisit à l’énoncé de ces quelques maisons, si symboliques dans le renouveau de l’esprit de la profession, et de la production dans les essais et les sciences humaines au milieu des années 1970, combien les questions ouvertes autour de la diffusion et de la distribution sont cruciales. S’ils veulent produire une certaine « différence » dans leurs orientations, dans leurs choix, et la « promouvoir », les indépendants, les petits, les nouveaux éditeurs, dont les vocations se font jour, vont devoir se tenir à l’écart des « éléphants ». Même si le groupe, nouvellement acquis par Jean-Luc Lagardère, tente une « récupération » par la création en 1983 du réseau des « librairies différentes », la plupart de ces catalogues en herbe se tiennent loin d’Hachette, tout autant du groupe des Presses de la Cité de Sven Nielsen. Ici, un nouvel actionnariat débute une phase d’expansion, et le groupe Havas investit finances et influences dans des projets de création et de reprises. La croissance externe est ici et encore l’arme de choix. C’est parti ! Dès les années 1980, et jusqu’à nos jours de 2020, deux oligopoles dominent ainsi le marché du livre !

Mais le livre est aussi un produit artisanal et une création procédant de la rencontre entre plusieurs individus : auteur, éditeur, libraire, lecteur. Ce miracle simple laisse bien des espaces, des poches d’air. Pour tout dire, de l’oxygène. Pour peu que les règles soient un peu respectées, les souris auront autant à respirer que les éléphants. La loi sur le Prix unique du livre a cette fonction régulatrice indispensable.

Il y a aussi des méthodes, et des moyens. Parmi ces moyens, et parce qu’il est dit que « les places sont chères », il va falloir trouver une diffusion adéquate. Trouver un distributeur et un diffuseur en 1979 n’est pas vraiment simple. C’est certes un temps d’alternatives, mais elles ne durent pas toujours. Une entreprise d’inspiration écologiste porte ce nom, on lui doit les trois volumes du succès générationnel Le Catalogue des ressources. C’est à une maison ancienne, Berger-Levrault, chez laquelle on va trouver une grande rétrospective des architectures traditionnelles, qu’on devra une tentative discrète mais efficace de nouvelle diffusion, Littera. Cette petite entité, trop fugace, prend en charge un catalogue original, décalé, dans lequel on retrouve l’esprit du 19ème. Aux éditions Phébus, créées en 1976 par Jean-Pierre Sicre, on trouve en effet des romantiques allemands, l’ensemble des contes et des romans d’Hoffmann, puis une traduction nouvelle des Mille et une Nuits ; tous ces livres viennent éveiller à de nouveaux territoires imaginaires. L’enseigne au Soleil trouvera en peu de temps le chemin du succès avec les récits de voyages que Jean-Pierre Sicre et son comparse Michel Le Bris vont chercher dans les grandes collections d’explorations de la deuxième moitié du 19ème, avant que Phébus ne se lance vite dans les traductions de romans. Les nuages arriveront avec des investissements trop onéreux et l’affaire se terminera au tournant du millénaire avec la reprise par le futur groupe Libella. De Littera à Libella donc : une aventure au prix de l’indépendance. Et de la perte.

La perte, l’échec, Hubert Nyssen va éloigner ces mots de son vocabulaire. Cet homme venu de la communication, va se donner à l’écriture ; très vite, il constitue une équipe. Actes-Sud est née en 1978, de premiers livres de sociologie rurale et de textes du théâtre militant occitan. Avant un premier contrat bref avec Littera, les livres sont envoyés par la poste. C’est une manière qui reste encore bien présente aujourd’hui où on a bien du mal à dénombrer les éditeurs, et où la crise des places dans les réseaux de distribution est encore plus grande. Actes-Sud va vite accéder à ce qui fonctionne, un contrat est ainsi passé en 1984 avec les Presses Universitaires de France, qui viennent de se convertir à la diffusion-distribution. L’équipe qui dirige la maison arlésienne peut dès lors assurer son décollage : la littérature, qui est entrée au catalogue en 1982 avec un tout petit livre au format peu ordinaire, Baleine, de Paul Gadenne, a eu le temps d’installer une confiance entre éditeur et lecteurs. Aussi mince soit ce livre, son succès ouvre un univers à Actes-Sud. Mais on s’en souvient, c’est l’inimaginable et durable succès de la romancière russe Nina Berberova qui va en 1985, avec La Pianiste, constituer le premier pas dans le développement d’une entreprise qui occupe depuis vingt ans les premiers rangs du secteur du livre, avec 10.000 titres publiés en 40 ans. On a choisi ici depuis longtemps la maîtrise de sa diffusion, et on convoque les miracles commerciaux, Prix Goncourt, Prix Nobel, polars suédois…L’histoire promet d’être trop longue. Suspendons ici la success story.

Pour rendre cette partie de l’histoire plus claire, précisons ce que sont la diffusion et la distribution.

La diffusion désigne l’ensemble des opérations commerciales et marketing mises en œuvre par les éditeurs dans les différents réseaux de vente. La diffusion peut être intégrée dans les services de la maison d’édition, mais se voit le plus souvent confiée à une structure qui se consacre exclusivement à cette activité à travers des équipes de représentants. La tournée du représentant permet, entre autres, de présenter les nouveautés aux détaillants, d’enregistrer les pré-commandes (notés), les promotions et les réassortiments (réassorts), et de suivre les retours.

La distribution prend en charge la plus grande partie des tâches liées à la circulation physique du livre (stockage des livres – l’éditeur en restant le propriétaire – réception des commandes, préparation et expédition des commandes vers les différents points de vente, réception, tri, réintégration ou mise au pilon des retours) et à la gestion des flux financiers afférents (facturation et recouvrement des créances pour lesquelles le distributeur est souvent garant des paiements – ducroire -, traitement financier des retours). La distribution est également très liée à la diffusion, puisqu’elle dépend directement de la politique commerciale de l’éditeur.

Les activités de diffusion et de distribution coexistent parfois au sein d’une même structure. La distribution assume les tâches liées à la circulation physique du livre (stockage, transport) et à la gestion des flux financiers qui en sont la contrepartie : traitement des commandes et des retours, facturation et recouvrement.

Pour aller plus loin :

Hubert Nyssen dans les Nuits magnétiques, France Culture.

Nina Berberova, une vie, une œuvre, France Culture.


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